Saviez-vous, chers lecteurs, que la Chine est actuellement le plus grand fournisseur d'armes pour l'Afrique subsaharienne ? Que le Soudan est le seul pays du continent africain où la Chine s’adonne à la production pétrolière avec ses propres installations ?
Des faits peu connus du grand public que Ahmed Charaï expose dans sa dernière note d'analyse publiée ce mardi sur The National Interest. Lequel document révèle que derrière l'écran de fumée qu'est la guerre civile naissante au Soudan, c'est une véritable guerre silencieuse sino-amériaine qui s'intensifie autour du contrôle et de l’exploitation des matières premières africaine.
M. Charaï se joint aux voix qui alertent sur les risques du «relâchement» des politiques africaines des administrations américaines qui se sont succédées ces vingts dernières années.
«Les États-Unis ont laissé un vide en Afrique et leurs rivaux s'y sont engouffrés» explique l'analyste marocain.
La Chine a prospéré dans le continent en réduisant la concurrence et en acceptant des risques plus élevés que les entreprises américaines. Mais a-t-elle ramené du bien être aux populations locales ? Rien n'est moins sûr !
« Il n'est pas trop tard pour que l'Amérique offre au continent africain ce qu'il veut vraiment : la paix, la prospérité, la reconnaissance et la démocratie », conseille M. Charaï.
La souffrance du peuple soudanais devient plus dramatique d'heure en heure, indique Ahmed Charaï dans son anlyse parue sur The National Interest, une revue bimestrielle américaine spécialisée en géopolitique.
«Les réserves d'eau et de nourriture s'amenuisent tandis que les blessés quittent leur lit d'hôpital pour faire place à de nouvelles victimes d'une guerre civile inutile, la troisième en autant de décennies», alerte-t-il.
Des centaines de personnes sont mortes ( plus de 500 ) et des milliers ont été gravement blessées dans les tirs croisés des deux généraux riveaux, qui se disputent le pouvoir. Abdel Fattah al-Burhane contre Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti.
Une démocratie «hors de portée»
«Au Soudan, la démocratie est toujours, étonnamment, juste hors de portée», écrit M. Charaï.
Comment peut-on alors expliquer qu'au lendemain de l'accord-cadre, censé permettre la transition vers un gouvernement civil dans le pays, les deux généraux au pouvoir ont commencé à s'entretuer?
La politique soudanaise vit une spirale tragique. Depuis son indépendance de la Grande-Bretagne en 1955, le Soudan a été dirigé par des hommes forts, remplacés ensuite par des putschistes promettant la démocratie, l'État de droit et, parfois, la règne de l'Islam. À chaque fois, un nouvel homme fort émerge des putschistes, explique M. Charaï.
Après un coup d'État sans effusion de sang en 1989, le général Omar el-Bechir est arrivé au pouvoir avec ses anciens camarades de classe de ce qui s'appelait alors le «Gordon College». En 1996, il s'est emparé de la totalité du pouvoir, écartant les islamistes, les anciens communistes et certains chefs de tribus du nord du pays. En 2018, des protestations populaires combinées à une perte d'appui de l'armée ont mené à son renversement et à son incarcération. Mais l'armée a rapidement repris le contrôle du pays avant que la démocratie ne s'installe.
«La boucle infernale s'est à nouveau enclenchée».
Le Soudan une porte d'entrée vers le continent africain de la Russie
Plusieurs puissances mondiales se disputent le pétrole, l'or et les ports stratégiques du Soudan, affirme M. Charaï. Notamment la Russie et la Chine.
Moscou considérait le général Omar el-Bechir comme son proche allié, avec lequel la coopération a été considérée comme prometteuse, en particulier les dernières années au pouvoir du dictateur. Poutine espérait la construction d'une base militaire permanente pour les avions et les navires russes sur la mer Rouge.
Aujourd'hui, l'éclatement des affrontements entre al-Burhane et Hemedti, donneront plus de chance à Poutine de renforcer son influence. D'ailleurs, plusieurs rapports gouvernementaux font état d'une présence active du groupe Wagner sur le terrain.
«Si l'une des factions soudanaises l'emporte, la demande russe d'une base navale sur la côte soudanaise de la mer Rouge donnerait à la marine de Poutine une portée mondiale», alerte Ahmed Charaï.
En effet, lors d'une visite à Khartoum en février, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait discuté avec les dirigeants soudanais de la perspective d'une base navale russe et de l'objectif de l'achever d'ici à la fin de 2023. Une information qui a emergé d'un document divulgué par un garde national de l'air du Massachusetts.
Laquelle base, selon ces fuites du Pentagone, aurait un bail de 25 ans et abriterait jusqu'à 300 soldats et quatre navires de guerre à Port-Soudan sur la mer Rouge - la jugulaire des flux commerciaux et pétroliers occidentaux - en échange d'armes russes.
Influence considérable de la Chine
Si la Russie tente d'assoir sa présence au Soudan, l'influence chinoise - déjà considérable, comme en témoignent les gratte-ciel construits par les Chinois à Khartoum et les puits de pétrole flottants dans la région de Nuba - ne cessera de s'accroître.
Les relations sino-soudanaises remontent à 1959, lorsque le Soudan est devenu le premier pays d'Afrique subsaharienne à reconnaître la Chine. Aujourd'hui, la Chine est le premier investisseur au Soudan, comme dans l'ensemble du continent. Mais la relation entre la Chine et le Soudan est exceptionnelle en raison de l'absence de concurrence de la part des États-Unis. À part Coca-Cola, très peu de produits américains sont facilement accessibles aux consommateurs soudanais.
La Chine, qui est déjà le plus grand consommateur d'énergie au monde, voit dans l'Afrique une «terre promise» de pétrole et de gaz. Le brut soudanais satisfait à lui seul plus de 10 % des besoins en pétrole de la Chine. Pékin a besoin du Soudan.
Si l'appétit économique de la Chine n'est pas un secret, ses intentions militaires sont trés ambigues. La note d'analyse de M. Charaï attire l'attention sur ce sujet tabou.
Ladite note déterre le document de politique africaine de la Chine, publié en 2015 qui appelle à un «engagement militaire profond», à une «coopération technologique» et à un «renforcement des forces de sécurité africaines».
Bien que les initiatives d'assistance à l'Union africaine et à ses pactes militaires régionaux se soient considérablement multipliées dans le cadre de cette politique, Pékin canalise la majeure partie de son soutien de manière bilatérale, de gouvernement à gouvernement.
« Il s'agit souvent de ventes d'armes » affirme M. Charaï.
Ainsi, la Chine est actuellement «le plus grand fournisseur d'armes de l'Afrique subsaharienne», avec 27 % des importations de la région entre 2013 et 2017, soit une augmentation de 55 % par rapport à la période 2008-2012, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
«Le Soudan représente une part importante de cette augmentation des ventes d'armes» souligne notre analyste.
La Chine dirige également l'Afrique subsaharienne par le biais de la dette. Les dettes croissantes des pays partenaires militaires de la Chine envers les banques d'État chinoises, qui financent les mégaprojets de la Chine, inquiètent les responsables africains. Ils constatent également avec regret que la Chine n'embauche que peu de locaux pour ses mégaprojets africains, créant ainsi une dette africaine sans richesse africaine.
Ce qui est important, c'est que, laissé à lui-même, l'avenir du Soudan sera contrôlé par les rivaux de l'Amérique. Ces rivaux, en particulier, comprennent la Chine.
Soudan : vers une nouvelle crise des réfugiés
Si le Soudan se désagrège comme la Libye, les réfugiés suivront le Nil vers le nord et envahiront les centres de réfugiés délabrés de l'Égypte, met en garde M. Charaï.
Il est probable que l'Égypte décide de s'impliquer davantage au Soudan, comme elle l'a fait par le passé. Dans ce cas, elle usera de son influence pour endiguer le flot de réfugiés. Elle en profiterait également pour s'opposer au Grand barrage de la «Renaissance», sur la partie éthiopienne du Nil bleu. Un édifice qui empoisonne les relations entre Le Caire et Addis Ababa.
«Cette situation mettra l'Éthiopie en conflit avec le Soudan et l'Égypte», afirme M. Charaï. L'Afrique de l'Est pourrait bientôt s'embraser, ce qui mettrait en péril les opérations antiterroristes des États-Unis dans la région.
Israël, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis : pression tripartite pour la paix
D'autres alliés des États-Unis ont également des intérêts stratégiques en jeu, souligne M. Charaï. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis font pression sur les deux parties, l'armée d'al-Burhane et les Forces de soutien rapide (FSR) de Hemedti, pour qu'elles adoptent une solution diplomatique.
Par ailleurs, le Soudan faisait partie des accords d'Abraham initiaux de normalisation entre Israël et les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc. Mais après le coup d'État militaire au Soudan en octobre 2021, les dernières étapes du processus avec Khartoum ont été bloquées.
D'ailleurs, Israël a invité officiellement les parties belligérantes du Soudan à un sommet de paix à Jérusalem.
Cependant, en ce qui concrene l'Égypte et la Turquie, une guerre civile au Soudan constituerait une menace importante pour leur présence navale en mer Rouge et dans la Corne de l'Afrique, affirme l'analyste.
La guerre civile naissante au Soudan doit être une priorité pour les États-Unis
Pour les États-Unis, les possibilités d'atténuer la crise sont limitées, reconnait Ahmed Charaï. Après avoir réussi à évacuer les diplomates et les citoyens américains, l'accent devrait être mis sur l'allègement des souffrances humaines en établissant des corridors sûrs pour permettre aux civils pris au piège de s'échapper.
«C'est l'occasion pour l'Amérique d'imposer son leadership et de restaurer le cadre de la démocratie par la négociation, et non par la guerre.» souligne M. Charaï.
«Les États-Unis ont laissé un vide en Afrique et leurs rivaux s'y sont engouffrés. Il n'est pas trop tard pour que l'Amérique offre au continent africain ce qu'il veut vraiment : la paix, la prospérité, la reconnaissance et la démocratie. Elle pourrait commencer par le Soudan».
M. Ahmed Charai est le président-directeur général d'un groupe de médias et conseiller pour le Moyen-Orient aux États-Unis et à l'étranger. Il siège au conseil d'administration de nombreux groupes de réflexion et ONG, dont Atlantic Council, the International Center for Journalists, International Crisis Group, et le Jerusalem Institute for Strategy and Security. Ses articles sont parus dans des publications américaines et israéliennes de premier plan.